Sasha avait fini par déposer son pull en boule sur les marches - quand bien même il était un peu déçu de s'être trompé de crapaud. Il ferait l'affaire quand même, s'était-il dit, avant d'assister, l'air désemparé, aux grosses larmes qui noyaient le visage de Charlie.
Mais le chagrin de la petite fille secouée par les sanglots était pour lui beaucoup moins impressionnant qu'Alison et ses remontrances glacées. Sasha afficha une simple grimace désolée, et il lui avait tendu un bras avant même qu'elle se pendît à son cou. Le geste lui semblait tout naturel, comme celui de refermer ses bras sur son corps de fille miniature, de l'accueillir même s'ils étaient tous les deux à moitié trempés. Au contraire de ces moments où il avait approché Alison, Sasha ne se sentait pas comme un ours hirsute au contact de Charlie, ou comme une créature odieuse dont les autres élèves de Poudlard ne voulaient pas s'approcher. Mais quand la petite fille gémit sur son épaule, mouillant sa joue de ses larmes salées, un flot brutal de souvenirs l'envahit - et il ne put rien faire d'autre que la serrer contre lui un peu plus fort.
Un instant, sous les lumières vacillantes des torches et les quelques gouttes qui fuyaient les rebords des fenêtres pour s'écraser autour d'eux, Sasha resta le souffle coupé, les yeux grand ouverts. Son coeur battait la chamade, à tel point qu'il lui semblait que les propos de Charlie ne voulaient plus rien dire.
Il hoqueta.
Aussitôt, comme elle s'écartait, se reprit. Fit mine de s'essuyer la joue d'une revers de manche, s'essuya le nez en même temps. Quelques gestes pour gagner quelques secondes, le temps que tous les mots prissent leur sens dans sa tête. Puis ses yeux verts croisèrent ceux, encore tous remplis de larmes, de la petite fille à la marque rouge sur la joue, et malgré la découverte piteuse que représentait la trace de la dispute, il s'efforça d'avoir un sourire rassurant.
- C'est pas ta faute Charlie, c'est moi qui lui ai dit que j'sortais la nuit, dit-il en haussant les épaules, l'air résigné.
Il passa le revers de l'index sur la joue de la petite fille, là où la trace rouge s'étendait, et son sourire se transforma en une grimace brève, comme s'il était pris d'un frisson.
- C'est moi qui suis désolé. Ca aurait pas dû retomber sur toi.
Il fronça les sourcils et sa main retomba sur la pierre froide et humide. Le silence les enveloppa tous les deux quelques secondes pendant lesquelles il pinça les lèvres. Le vent aux rafales discrètes secouait de temps à autre les grands arbres près de l'allée, donnant l'impression que les végétaux s'ébrouaient après la pluie, pour se débarrasser du surplus de gouttes laissées par l'averse. L'air était saturé des odeurs du gazon humide, et le château demeurait froid et silencieux. A être assis là, sur les grosses marches centenaires, Sasha avait l'impression que Charlie et lui étaient soudain aussi minuscules que des fourmis insignifiantes.
En réalité, la possibilité qu'on pût le virer de Poudlard ne lui était pas vraiment venue à l'esprit. Il avait imaginé bien des sanctions - d'une nuit passée pendu par les pieds dans les cachots du château au redoublement de sa sixième année, en passant par les odieux cours de danse du bibliothécaire en guise de retenue - mais il n'avait jamais réalisé qu'on pouvait tout aussi bien le mettre à la porte.
Ca ne pouvait pas être une bonne nouvelle. Un instant fugace, il s'était dit qu'il serait alors libre de s'envoler vers l'Ukraine - mais c'était une chimère et il le savait bien. S'il était viré de Poudlard, il serait envoyé, au mieux, dans un collège de moldus ; et au pire, dans une institution réservée aux sorciers délinquants. Ni l'une ni l'autre de ses alternatives n'étaient alléchantes, et aucune des deux ne lui permettrait probablement facilement de se transformer la nuit venue pour soulager ses drôles de pulsions animales.
Comment n'avait-il pas pu réaliser qu'on pouvait le virer ?
- T'es pas bête, il murmura comme pour lui-même. T'es même vachement plus intelligente que moi.
Sasha finit par secouer le tête, comme pour retrouver pied dans la réalité. Charlie était toujours là, à le regarder avec des yeux mi-interrogateurs, mi-désespérés, et il ne put s'empêcher de sourire de nouveau devant la naïveté de la petite fille. C'était étrange, de sourire sincèrement. Il lui semblait que ça n'était pas arrivé depuis des années. Les traits de son visage s'étiraient d'une façon qui lui était presque douloureuse.
Il frictionna ses mains contre les épaules de Charlie.
- T'inquiète, je vais aller lui parler. Avant qu'elle aille voir la direction demain. J'suis sûr que j'vais pouvoir la convaincre. Ou presque sûr. Ok ? Comment tu fais pour la voir, toi, tu vas dans la salle commune des Serpentards ?
Il jeta un coup d'oeil, instinctivement, vers les fenêtres basses qui faisaient office de puits de lumière pour les cachots et donc, s'imaginait-il, la salle commune des Serpentards. Son regard revint à la petite fille.
- Alison t'a donné le mot de passe ? il souffla à voix basse. Tu crois que tu pourrais me faire rentrer chez les Serpentards sous ma forme animale ? Ou bien on la fait venir dans un endroit isolé ?
Sasha fronça les sourcils, haussa les épaules.
- Si t'as un plan meilleur que le mien vas-y, c'est toi le cerveau de l'équipe ! Bon. Un gros câlin pour effacer cette mauvaise dispute et après on y va, ok ?
Il aurait pu dire une dernière minute du film avant d'aller se coucher, ou bien une dernière cuillère d'épinards avant le dessert que son encouragement n'aurait pas sonné différemment. Et d'un geste il l'entoura de nouveau de ses bras, pour l'étreindre contre son torse trapu.
Il la serra fort.
Aussitôt, la sensation qu'il avait ressenti plus tôt rejaillit presque comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur à l'intérieur de ses entrailles : son coeur qui se remettait à battre follement, sa poitrine qui s'écrasait d'une douleur sourde à lui en couper le souffle, à tel point que Sasha devait fermer les yeux pour ne pas oublier de respirer.