Poudlard L'extérieur [Terminé] Le murmure des orchidées

Alison Carter , Serre de préparation, le 15/10/2124

Une bruine lourde enveloppe l'Écosse ce dimanche de mi-octobre, rendant impossible les déplacements en balai magique et freinant considérablement le rythme des animaux voyageurs du ciel, ainsi que l'arrivée du courrier à Poudlard. Dommage pour Alison qui attend toujours son nouveau jeu de runes et des colis d'achats par correspondance reçus au domicile Carter. Elle jurerait que Freya traîne à lui faire parvenir ses commandes exprès car elle n'a pas remis les pieds chez elle depuis la rentrée des classes, voici plus d'un mois. Si son costume d'Halloween arrive trop tard, ce sera la catastrophe, rumine-t-elle, de mauvaise humeur.

 

Alors que la plupart des élèves sont restés à l'intérieur du chateau toute la journée, l'étudiante s'est portée volontaire pour aider l'enseignante de botanique avec les orchidées explosives dans l'après-midi, espérant ainsi récolter quelques points et les faveurs de cette dernière. Péché inavouable ; elle apprécie ces travaux en petit groupe à l'ambiance plus détendue qu'une classe, où parfois les professeurs partagent un goûter et des anecdotes inédites avec leurs élèves. Alison nourrit une curiosité mal placée pour les informations qui concernent le corps enseignant de l'école, et qui pourraient facilement devenir des potins croustillants, ou peut-être un jour, si l'occasion se présente, du chantage opportun. 

 

Toujours est-il que la serre de préparation des orchidées explosives est un lieu différent des grandes serres pédagogiques utilisées en semaine. Située au même endroit mais normalement réservée à la professeure de botanique, elle ne s’ouvre qu’en de rares occasions, comme aujourd'hui, pour apprêter les décorations végétales d'Halloween.

 

De 15h à 19h, les apprentis jardiniers bénévoles ont travaillé à l'abri du brouillard extérieur, entourés d'une humidité tropicale maintenue par des sortilèges complexes pour apaiser et encourager les bourgeons capricieux des orchidées explosives à éclore.

 

Au milieu des lianes tombantes et du jazz enchanteur, Alison n'a pas pu retenir ses pensées d'aller vers Charlie et Sasha. Voici une semaine qu'elle évite le premier et suspecte la deuxième d'avoir une vie secrète plus nébuleuse qu'il n'y paraît. Que lui cache-t-elle d'autre ? Entre les sifflements joyeux de la bouilloire magique et le tintement des tasses en céramique, la cadette Carter s'interroge sur la suite à donner avec le Gryffondor, indécise. Pour l'instant, personne n'a compris qu'ils sont en froid, et Alison maintient le mensonge, même quand sa brochette d'amies fouillent les informations.

 

— Au fait, ça fait longtemps qu'on n'a pas vu Sasha. Tu lui as dit pour Nikitovna ? questionne l'une d'elles devant la serre à 19h, alors que l'activité prend fin et que l'enseignante est déjà partie. La 5ème année nie, fixant justement la silhouette de Sasha qui descend vers le talus d'herbe au même moment, ignorant tout simplement les gouttelettes de bruine et la pénombre. Oh bah ! Hé, SASHA ! Pitié, faites qu'il- mais il entend parfaitement et se tourne en direction du groupe d'adolescentes. Alison force un sourire et le salue, espérant qu'il poursuive sa route. 

 

— Bon par contre nous on va manger nan ? Ça ferme dans 20 minutes.

— Allez-y, moi j'ai pas faim, affirme la Serpentard, camouflant sa gêne de voir Sasha venir vers elles.

— Tiens j'me demande c'que vous allez faire, seuls, dans la serre, chantonne l'autre, clin d’œil à l'appui.

 

Alison croise le regard confus du Gryffondor et lui attrape la main sans préambule, pour les faire disparaître derrière le battant de la serre réservée au personnel. Un gloussement général retentit, vite étouffé par la bulle chaude et hors du temps où sont amoncelées des plantes rares ; des fougères luminescentes, des chardons géants, d'autres espèces tombantes ou grimpantes, et au centre, une centaine d'orchidées dont certaines ont déjà révélé leurs pétales éblouissants grâce aux effets tropicaux et aux lueurs douces diffusées par quelques lanternes flottantes.

 

— Tu peux aller manger, j'te retiens pas, énonce la jeune femme en s'éloignant, ses prunelles évitant celles de Sasha. Comme la semaine dernière, ses cheveux roux ondulent sous l'humidité, attachés en queue haute, la frange retenue en arrière par une pince. Elle tourne les talons, son débardeur collé à sa peau transpirante, sa moue boudeuse. Son regard roule quand elle entend Sasha répondre qu'il a déjà mangé. Bah, retourne faire c'que t'allais faire alors, j'sais pas.

 

Mais tandis que l'Ukrainien reste dans la serre, Alison longe l'établi central en soupirant. 

 

— Bon, j'crois qu'on doit parler. Vas-y commence.


Sasha Shevchen , Serre de préparation, le 15/10/2124

Sasha se tenait là, les mains enfoncées dans les poches de sa robe de sorcier qui lui tenait trop chaud dans l'atmosphère étouffante que la professeure de botanique avait réussi à créer pour ses précieuses orchidées. Le garçon faisait mine d'être intéressé par les premières couleurs qui se devinait dans les gros bourgeons prêts à éclore, mais le moment était particulièrement désagréable. Il était à deux doigts de lui obéir : retourner faire ce qu'il s'apprêtait à faire... Mais comme il s'apprêtait à ne rien faire du tout, autant rester un peu. Et si ça faisait les pieds à Alison, tant mieux.

 

La dernière semaine ne s'était pas particulièrement bien écoulée. Après l'épisode désagréable et les informations déplorables qu'il avait arrachées du journal d'Anya, il avait été carrément privé des nouvelles du front, tout comme de compagnie : il n'avait pas revu Charlie ni Alison. Il avait délibérément évité la dernière comme elle l'avait fait avec lui depuis leur dernière entrevue, poussé par un ressentiment qui l'avait enfoncé dans un mutisme plus prononcé que d'ordinaire. Mais peu à peu, Alison lui semblait moins coupable, et sa colère s'était dissoute progressivement. Juste avant le cours de potions pour la semaine suivante, il s'était même armé de courage pour tenter une discussion - mais ses espoirs avaient été douchés quand il avait été mis devant le fait accompli : Alison avait choisi un autre binôme, prétextant que la Potion de Croissance qu'elle préparerait avec sa copine de brochette était critique parce qu'elle devait être utilisée pour les fameuses Orchidées d'Halloween, dont la floraison avait pris du retard. Comme ils étaient un nombre impair dans la classe, Sasha avait dû faire sa potion seul.

 

Et avait récolté un beau Troll, parce qu'il avait malencontreusement mis beaucoup trop de Lierre-en-flamme dans le chaudron, provoquant une éruption subite dont les éclats avaient brûlé, par projection, la blouse d'une élève de la paillasse voisine. Heureusement, Brooks était intervenu immédiatement avec un sortilège apaisant, mais Sasha avait dû subir ensuite une leçon sonore sur les préconisations concernant le Lierre-en-Flamme. Le professeur avait bien insisté sur le fait que pour la séance, il aurait dû lire tout le chapitre de l'ouvrage "Floramens et Filagraines : L’Art des Plantes en Potion" d'Esmeralda Cottenthorne qui décrivait parfaitement les problématiques de mésusage du Lierre-en-Flamme. Sasha s'était contenté d'acquiescer en silence et de renvoyer à qui l'observait trop intensément des regards furieux et menaçants.

 

La vérité, c'était qu'effectivement, il n'avait pas beaucoup travaillé ces derniers jours. Il mangeait tôt après les cours pour s'échapper aussi vite que possible dans le parc et y passer sa soirée et une grande partie de la nuit sous sa forme animale, délaissant ses devoirs et ses révisions. Pourtant, il avait plutôt réussi à étudier régulièrement depuis le début de l'année, mais les derniers évènements ne lui avaient que donné envie de ne plus réfléchir à rien, et les rares moments passés assis sur une chaise l'ennuyaient profondément. Et plus son humeur morne se renforçait, plus il fuyait sous sa forme animale, et plus il rentrait tard au dortoir, et moins il dormait.

Tant et si bien qu'il avait fini par récolter une retenue pour s'être endormi au cours d'histoire de la magie.

 

Aussi, maintenant qu'il se retrouvait là devant Alison, Sasha était comme apathique, avec des cernes sous les yeux et sa cravate mal nouée pour laquelle il avait visiblement décidé d'apporter encore moins de soin que d'ordinaire. Cette fatigue ne l'aidait en rien à trouver les mots justes : même des mots tout courts étaient sacrément difficiles à trouver pour exprimer ce qu'il voulait dire, parce qu'il ne le savait pas vraiment lui-même. Le discours qu'il avait préparé pour le cours de potions ne tenait plus vraiment la route, avec le recul.

 

Mais comme il devait commencer, il finit par hausser les épaules avant de se lancer.

 

- J'ai des mauvaises notes sans toi.

 

Voilà, il avait dit l'essentiel. Il braqua sur Alison un regard franc, sans dévier.

 

- Tu veux plus du deal ?


Alison Carter , Serre de préparation, le 15/10/2124

Ses phalanges porcelaine effleurent la feuille d'un plant de sureau qui abrite déjà quelques larves de fées semi-domestiques, ces créatures profitant des installations de botanique pour libérer leurs œufs à l'abri des prédateurs. Bientôt, elles s'enrouleront sur elles-mêmes et deviendront des petites créatures ailées, vaniteuses, idiotes, prêtes à servir d'ornement. Alison observe distraitement les minuscules chenilles colorées qu'ils ont étudiées en première année.

 

— Mh. Il a de mauvaises notes, c'est vraiment sa préoccupation ? L'étudiante rend son regard à Sasha au travers d'un lierre tombant dont la tige sue à grosses gouttes. Elle remarque alors les cernes de l'Ukrainien, différentes de celles des élèves qui font trop la fête. Il porte une fatigue lourde, semblable à Charlie lorsqu'elle se plaint de plusieurs mauvaises nuits d'affilée et réclame ses elixirs de paix.

 

Puis Sasha pose une question bête et Alison réalise qu'il n'a rien compris.

 

— J't'ai dit qu'on arrête, répète-t-elle dans un calme étrange. Le vieux gramophone s’interrompt, grésille et projette une dizaine d'étincelles, puis murmure l'instrumentale d'une folk au tempo lent qui remplace le jazz. À l'extérieur, la nuit noire et le brouillard étranglent Poudlard. À l'intérieur, des parois de bois, de métal forgé et de verre sont couvertes de buée. La jeune femme avance entre les plantes et continue d'observer le Gryffondor, ses yeux marron disparaissant et apparaissant derrière le feuillage luxuriant et humide d'une vigne dorée qui côtoie le dictame. Toi, tu veux plus du deal, Sasha, affirme l'adolescente après une semaine de réflexion.

 

La bouilloire enchantée tinte et s'agite, déployant une chorégraphie de céramique, pot à lait, boîte à sucre, pour servir deux tasses fumantes de thé noir écossais dans lesquelles baignent deux petites cuillères. Alison les saisit au passage et arrive en face de Sasha. T'as dit que j'nous fais remarquer, mais à quoi ça sert de prétendre avoir un petit-ami si ça doit être discret ? demande-t-elle en posant une tasse sur l'établi près de lui. 

 

Ses paumes enveloppent la céramique chaude, comme si elle ne transpirait pas déjà assez- le thé, c'est sacré. Des effluves maltées additionnées d'épices s'ajoutent aux parfums des fleurs, et ceux des produits qu'utilise Alison pour sa routine matinale. Cette fin de journée cependant, son maquillage semble moins parfait que d'ordinaire, gâché par le climat tropical. Elle arbore toujours quelques boutons d'acné au milieu des tâches de rousseur, et certains de ses cheveux frisottent de façon terriblement chaotique. 


Sasha Shevchen , Serre de préparation, le 15/10/2124

Sasha ne savait pas pourquoi, mais soudain, il avait chaud. Ce devait être cette atmosphère tropicale. Ou la vue du thé fumant. Ou Alison en débardeur dont le maquillage se troublait qui lui rappelait qu'il n'aurait pas dû être autant habillé.

Bref, il finit par retirer sa robe de sorcier épaisse pour la déposer sans précaution sur un établi, avant de passer la main dans son col pour que sa cravate se desserrât ne serait-ce qu'un peu. Il jetait ce faisant quelques regards en biais vers la jeune fille.

 

Ah. Donc j'arrête tout, c'était j'arrête le deal. Il aurait peut-être dû poser la question tout de suite, finalement, grommela sa petite voix intérieure, qui lui reprochait la peine qu'il s'était donnée pour répondre aux exigences de La Fouine. Ce dernier désormais avait développé une obsession pour Alison : le jeune Serpentard bavait depuis quelques jours à la vue de la cadette des Carter, et visiblement était définitivement convaincu que Sasha et elle faisaient des choses pas catholiques dans les placards. Il ne savait pas si Alison s'en était rendue compte. Le boutonneux était déjà bizarre habituellement, sans avoir besoin de l'aide de Sasha.

 

Ce dernier, mal à l'aise - cette atmosphère était si différente des conditions dans lesquelles il avait l'habitude de rencontrer Alison - s'appuya sur le bord d'un plan de travail. Par un mimétisme inconscient, lui aussi se mit à toucher une plante. Elle avait des feuilles rugueuses et épaisses et il n'avait aucune idée de ce dont il s'agissait, sinon que cela occupait ses doigts. Les égratignures de sa chute sur les escaliers avaient déjà complètement disparu.

 

- Mmnon, balbutia-t-il, une moue déçue sur le visage. C'était pas que j'voulais qu'on arrête, c'était juste que j'voulais pas qu'on se fasse remarquer des professeurs. Et tu sais pourquoi, maintenant. Je préfère autant qu'ils s'intéressent pas trop à moi.

 

Ce n'était pas parfaitement vrai. Mais ça l'était partiellement. Ca lui convenait à peu près que les élèves croient qu'Alison se mettait régulièrement sous la table pour s'occuper de son entrejambe. Enfin ça le mettait un peu mal à l'aise comme idée, mais il l'acceptait. C'était une image qu'il pouvait renvoyer, si elle le voulait vraiment. Mais si les professeurs le trouvaient trop entreprenant avec des plus jeunes, et qu'en plus ils découvraient qu'il était un animal, il doutait qu'on le laissât tranquille.

Mais cela voulait-il dire qu'il fallait renoncer au deal ?

 

- Moi je voudrais bien qu'on continue.

 

Il avait parlé à voix basse, un peu comme s'il n'assumait qu'à moitié ses propos. Il regarda la tasse qu'elle avait déposé près de lui maintenant qu'elle s'était rapprochée, et il s'en saisit pour s'occuper les mains. Les odeurs qui s'en échappaient se mêlaient à celles d'Alison, se mariaient d'une manière agréable. Sasha osa la regarder : elle lui paraissait différente. Peut-être que c'était parce qu'il n'y avait aucun autre élève pour les épier, mais Alison n'avait pas l'air obnubilée par sa frange, cette fois. Les ondulations qui s'invitaient dans ses cheveux rappelaient la tignasse plus naturelle de Charlie, dans une version moins épaisse, et le maquillage troublé par l'humidité lui donnait un visage plus naturel, moins apprêté. Il la préférait bien comme ça : un peu plus sauvage. Peut-être que c'était parce qu'elle lui ressemblait un peu plus ainsi, lui qui n'était jamais tout à fait net ? Peut-être que c'était exactement le problème : il ne renvoyait justement pas l'image qu'elle voulait.

Par réflexe, Sasha baissa les yeux sur son accoutrement : en-dessous de sa chemise, un jean et des baskets pas très soignée. Mais au moins, pour une fois, il n'était pas plein de boue. Il releva les yeux vers Alison, plongea ses lèvres dans le thé pour se donner une contenance. Mais il eut un mouvement brusque et secoua une main.

 

- Ah ! Mais c'est trop chaud ce truc !

 

Avec un geste agacé, il reposa la tasse sur l'établi. Il perdait patience. A quoi ça lui servait de jouer constamment les doux agneaux pour elle si elle ne reconnaissait même pas les efforts qu'il faisait ?

 

- Qu'est-ce que tu veux, à la fin ? s'énerva-t-il. Dis-moi ! Sois claire quoi, puis je le ferai !

 

L'écho de sa voix était à demi étouffée par l'atmosphère surchauffée et saturée d'humidité de la serre. Il la regarda, de pied en cap. Ses cheveux défaits, les bretelles de son débardeur qui laissait voir sa peau laiteuse, laissée en évidence. De drôles d'idées lui venaient. Il écarta les bras.

 

- J'peux faire plus évident, dit-il en tâchant d'avoir l'air convaincant. Si c'est c'que tu veux, à la soirée d'Halloween j't'embrasse de façon très... Er, très entreprenante devant tout le monde. J'te dévore, avec les mains sur les fesses et les baisers dans le cou et tout. J'pourrai prétendre que j'avais bu et que j'me contrôlais plus, tu pourras prétendre qu'on est comme ça tout le temps quand personne nous regarde.

 

Sasha tâcha de rester stoïque, mais il se sentait fébrile. Sûr que s'il devait faire un truc pareil devant tout le monde, il faudrait réellement qu'il trouvât de l'alcool.

Il était resté les mains écartées, incertain. La réponse d'Alison mettait beaucoup trop de temps à venir à son goût. Il se passa une main dans ses cheveux en soupirant - les décoiffant plus encore que d'habitude si c'était possible, mais son visage était devenu rouge.

 

- Il fait trop chaud ici. Enfin bref. Si c'est autre chose, on fait autre chose, juste tu me l'expliques, ok ? Tu me dis et je fais, c'est simple. Tu veux que je vienne me planter devant la salle commune des Serpentards tous les jours pour te demander ? Je fais. Que je menace de fracasser les mecs qui t'ont regardée en ma présence ? Je fais. Tu vois ? C'est pas compliqué. Tu dis, je fais.

 

Son coeur tambourinait dans sa poitrine. Ses propos dépassaient un peu sa pensée sous l'effet de la frustration de perdre ce deal qui lui avait sauvé la mise sur quelques-uns de ses cours. Or, maintenant qu'ils étaient déjà à presque deux mois de la rentrée, si Alison changeait de binôme, il serait fichu. Personne n'accepterait de la remplacer parmi les cinquième années et il ne se sentait plus la capacité d'obtenir des bonnes notes par lui-même. 

 

- St'euh plaît, il ajouta avec une mine déconfite, façon léopard-potté. 


Alison Carter , Serre de préparation, le 15/10/2124

Alison frémit. Une goutte dévale sa colonne, lui faisant prendre conscience de ses vertèbres une à une, jusqu'au creux de ses reins frissonnants. Elle se gratte l'épaule et masse machinalement sa nuque en regardant Sasha qui bredouille maladroitement une justification à peu près crédible. Plusieurs fois leurs regards se croisent, et l'image de léopard se juxtapose aux iris verts du Gryffondor. Elle a gardé une impression curieuse de la métamorphose, comme si ça rendait l'étudiant moins bourru qu'il ait pu suivre un protocole aussi compliqué que celui de l'animagie. 

 

Comme si ça le rendait absurdement moins primitif.

 

Le bout de sa bottine compensée fait rouler distraitement une bille d'engrais tombée au sol. Alison a bien sûr usé d'un sortilège pour nettoyer ses chaussures et les chaussons de sa petite sœur lorsqu'elles sont rentrées au chateau l'autre nuit. Il en est de même avec l'empreinte rouge de ses cinq doigts que Charlie l'a laissé refroidir sans broncher pendant qu'elles s'expliquaient.

 

La sorcière acquiesce en silence et hume sa boisson, tandis que Sasha se brûle les lèvres en face d'elle. Goodness. Son agitation lui arrache un sourire qu'elle cache à peine en tournant la tête de côté, faussement intéressée par l'éclosion imminente d'une orchidée indigo.

 

Bien loin de craindre la colère du Gryffondor, Alison l'écoute proposer toutes sortes de scénarios, à la fois désordonnés et terrifiants de réalismes. Est-ce qu'il lit aussi des fictions pour adolescentes ? Oui, elle a imaginé de nombreuses fois un garçon la "dévorer" devant sa pâle brochette d'amies. Oui, ça mettrait en valeur le précieux sex-appeal essentiel au cruel monde des Beautés Fatales qui prennent en main leur destin. Oui, ses joues rougissent, dissimulées derrière les vapeurs de thé noir dont elle succombe à une gorgée brûlante, et tousse en avalant de travers, à mille années lumière d'être la femme foudroyante qu'elle espère. Mais bon, il faut bien apprendre un jour...

 

Alison pose la tasse à son tour, et s'essuie la bouche. T'as beaucoup réfléchi à tes idées ? Mh ? questionne-t-elle avec un sourire amusé de voir Sasha céder au jeu du faux couple, et même, lui réclamer poliment. Elle s'approche de lui, et pose deux mains sur sa cravate mal fichue en levant ses prunelles dans les siennes.

 

— Charlie a raison. On se connaît pas, susurrent ses lèvres dépourvues de gloss.

 

Leurs jambes se touchent, et presque leurs bassins, et Alison défait le nœud de la cravate rouge et or qu'elle tire pour la faire glisser le long du col. J'sais plus trop c'que je veux Sasha, chuchote encore la sorcière, prise d'une humeur étrange qui balance entre le jeu et la confidence. Elle jette un œil à la bouche de l'Ukrainien en mordillant la sienne, mais s'éloigne finalement, et retourne s’asseoir sur le plan de travail central, en face de lui.

 

— T'arriverais à dire 4 trucs que j'aime, ou sur moi ? questionne Alison en passant la cravate autour de son propre cou, ses jambes nues plantées dans deux chaussettes baissées jusqu'à ses bottines qui remuent dans le vide. J'commence.

 

Inspirée des magazines qu'elle lit, l'étudiante rassemble ses idées tout en exécutant un nœud de cravate parfait à son cou. T'aimes mettre tes mains dans tes poches. Pour les cacher je pense. T'adores manger, j'ai jamais vu quelqu'un qui se goinfre autant en restant bien foutu. Trahie par son regard sur la silhouette musclée du sixième année, elle sourit et reprend. 

 

— Tu kiffes mes seins. Fin', j'crois, lâche-t-elle aussi naturellement que possible, son attention faussement détournée vers la fin du nœud. Une fois l'opération terminée, la sorcière retire la cravate de Sasha et l'élargit délicatement sans la défaire. Elle la tend au bout de son bras pour qu'il vienne. Ah, et t'aimes sûrement courir derrière des balles pleines de grelots, nan ?! Cette dernière phrase fronce ses tâches de rousseur dans une moue gentiment moqueuse. 

 

— À toi. 


Sasha Shevchen , Serre de préparation, le 15/10/2124

Quand Alison s'était finalement écartée, elle avait laissé un Sasha tremblant de fébrilité poisseuse, qui tâchait de contrôler sa respiration. C'était comme quand il essayait de gérer ses pulsions sous sa forme animale, sauf qu'il était sous sa forme humaine. Garder le contrôle.

Il la regarda partir avec sa cravate, sans avoir un seul instant l'idée de protester pour la récupérer. Ses yeux suivaient attentivement les gestes de la jeune fille - de ses doigts qui enroulaient le tissu autour de son cou à ses bottines qui se balançaient dans le vide, tandis qu'il était resté planté là où elle l'avait laissé. La proximité brève de leurs corps avait provoqué en lui quelque chose d'aussi inconfortable qu'enivrant, et il déglutit pour tâcher de garder une voix détachée.

 

- Ben c'est que j'ai juste... J'ai juste cherché des trucs qui pourraient t'convenir, balbutia-t-il un peu maladroitement pour se justifier - une explication qu'elle n'attendait sûrement pas de toute façon, mais elle avait souri et il jugea que c'était probablement bon signe.

 

Puis vint le jeu des quatre choses qu'ils savaient l'un sur l'autre. Sasha mit ses mains dans ses poches le temps de réfléchir, mais dès qu'Alison commençât il les retira rapidement avec une moue un peu blasée.

 

- C'qu'une habitude, grommela-t-il à voix basse.

 

Même si l'habitude avait effectivement été prise pour cacher ses mains, certes. Il détourna le regard, sentant la chaleur de ses joues qui refusait de le quitter.

 

- Pis j'ai jamais vu tes seins, c'est toi qui t'amuses à les mettre sous mon nez. Et je cours pas après des balles pleines de grelots, t'avises pas de m'en lancer !

 

Parce que le pire, c'était que sous sa forme animale, il pourrait être intéressé. La honte.

 

Mais malgré ses grognements bougons, Sasha s'orienta directement vers elle quand Alison lui tendit la cravate, à la manière d'un animal domestique intéressé par la promesse d'une ration supplémentaire. Il s'immobilisa devant son bras sans prendre le vêtement, indécis. Il avait penché la tête de côté, comme pour évaluer la jeune fille et ses intentions. L'atmosphère lui semblait plus dégoulinante encore, rendant les lèvres d'Alison plus rouges que d'ordinaire, et sa peau plus... vivante. Il était sûr que s'il avait été transformé, il aurait senti l'odeur de la peau de la Serpentard exsudant les vapeurs uniques qui constituaient sa trace olfactive. Ces sensations - à demi réelles, à demi imaginées - rendaient sa réflexion confuse.

Qu'est-ce qu'elle aimait ? Il n'en avait aucune idée, au fond. Il ne s'était jamais posé la question en dehors de ce qu'il devait faire pour elle pour satisfaire les caprices étranges qu'elle avait introduit par leur deal.

 

- Je sais davantage ce que t'aimes pas que ce que t'aimes, il dit à voix basse, haussant brièvement les épaules. Ca compte ? T'aimes pas ne pas avoir l'air parfaite. T'aimes pas que tes copines voient la moindre erreur, la moindre faiblesse.

 

Il leva un instant les yeux au ciel : la regarder l'empêchait de réfléchir.

 

- T'aimes pas que ta frange soit décoiffée.

 

Assise ainsi sur l'établi, Alison paraissait plus grande : son visage était à hauteur du sien ; ses genoux pliés à celle de ses hanches. Et elle tenait toujours à hauteur de leurs épaules cette cravate à la boucle béante qu'elle resserrerait autour de son cou. Il eut une idée, à la fois séduisante et exécrable. Il n'allait quand même pas, finalement, se comporter réellement comme le petit chien que les Serpentards avaient vu en lui. Mais voulait-il sauver ce deal ou non, à la fin ?

Alors Sasha se rapprocha pour poser les mains sur l'établi, de part et d'autre d'Alison, plutôt que de prendre la cravate, et il se baissa un peu. Son torse se glissa contre les genoux entrouverts d'Alison - des jambes toutes fines, blanches et nues - comme pour s'y faire une place. Mais c'était pour mieux baisser la tête sous la main tendue de la jeune fille, glisser son front dans la boucle de la cravate. Ce faisant, sa tempe puis sa joue glissa le long du bras nu d'Alison - cette fois, il en avait toutes les odeurs, même sous sa forme humaine, et il ferma les yeux. Quand il se redressa, la main de la jeune fille fut emportée vers son cou, et il s'était logé le bassin entre ses genoux.

 

- T'aimes bien apprivoiser les mecs sauvages, chuchota-t-il.

 

Le regard de Sasha caressa la silhouette d'Alison - son cou et ses épaules nues, sa poitrine dont il devinait plus précisément que jamais les contours. Sa taille qui se resserrait au-dessus de ses hanches, ses cuisses à demi-dévoilées qui lui enserrait le bassin. Blyad, il jura intérieurement. Il se sentait tout moite. Tout faible, à la merci d'une gamine. Et tout plein d'idées idiotes que le père d'Alison n'aurait sûrement pas approuvé.


Alison Carter , Serre de préparation, le 15/10/2124

"Bah toi ça s'voit qu't'as jamais vu notre père hein !", avait rétorqué Charlie d'une voix goguenarde au milieu de la Grande Salle, quand l'une des amies d'Alison avait dit que Sasha était bien trop grand pour un élève de sixième année, le comparant même à un golem. "Notre père il baisse la tête dans les portes !", avait-elle ajouté sous l’œil diverti de sa sœur, qui ne pouvait nier l'ampleur de la carrure d'Owen Carter. Il aurait fait un batteur terrifiant, disait-on du sportif toutefois révélé grâce à son poste de poursuiveur en équipe régionale des Pieds de Montrose, puis dans l'équipe nationale d'Écosse. Bref, loin d'impressionner Alison ou Charlie, la montagne Ukrainienne que représente Sasha pour certaines, avec sa posture trapue et ses mains épaisses, n'arrive pas à l'épaule du premier homme de leur vie.

 

Qu'en penserait-il d'ailleurs, de voir sa fille en face du Gryffondor, tous les deux enfermés dans la moiteur d'une serre tropicale ? Alison ignore cette pensée après que la silhouette de Sasha lui ait rappelé l'intervention de Charlie en plein repas, et l'existence de son père absent. 

 

Par pure provocation, elle gonflerait davantage sa poitrine sous son débardeur humide si les ronchonnements du sorcier aux cheveux cuivrés ne la faisaient pas autant ricaner sans discrétion. Maintenant Alison imagine clairement la panthère slave sauter derrière des balles pleines de grelots. Trop tentant, se contente-t-elle de commenter alors qu'il approche et l'observe curieusement. 

 

D'un regard silencieux, ils se sondent l'un et l'autre, et l'étudiante repense aux similitudes qu'elle a trouvées entre Sasha et, selon ses souvenirs de cours, "l'animal qui convient le mieux à sa personnalité". Solitaire, observateur, impulsif. Il interrompt sa réflexion en délivrant ses premières suppositions de ce qu'Alison aime. 

 

— Ça compte, ouais, décide arbitrairement la rousse avant de grimacer machinalement, loin d'être parfaite à son goût, loin d'être aussi forte qu'elle le voudrait. 

 

À l'évocation de sa frange, elle étire un sourire coupable, cherchant même à recoiffer par habitude ses cheveux bel et bien plaqués en arrière sous une petite pince noire. Elle comme Sasha ne prend pas la cravate, Alison tend encore son bras. Tiens. Ses cuisses tremblent la seconde suivante, saisies de fourmillements quand le sixième année s'avance, se penche et lui écarte les genoux d'un geste suggestif. 

 

— Qu'est-c'- balbutie l'adolescente qui n'imaginait jamais que l'Ukrainien puisse se montrer entreprenant. Elle reste immobile, les lèvres entrouvertes de stupéfaction, le coeur tambourinant ; toujours à mille années lumière d'être la femme fatale qu'elle voudrait. Sous un air de folk mièvre, Alison fixe le visage de Sasha glisser contre son bras moite sans même réaliser tout de suite qu'il vient de passer sa tête dans la boucle de la cravate. Distribuer des baisers : bien sûr, laisser apercevoir ses sous-vêtements : why not, mimer une fellation : certainement, mais ouvrir vraiment les jambes devant un garçon, c'est une première fois.

 

Sa main s'accroche au col humide de la chemise qu'il porte négligemment en affirmant qu'elle aime ça, d'apprivoiser les mecs "sauvages". Le chuchotement de Sasha lui donne un frisson sensuel imprévisible, presque affolant. Hein ? souffle Alison, perdue entre son rôle de pouffiasse insensible et sa nature farouche. Elle rougit tandis qu'elle resserre distraitement sa cravate.

 

Il devinera rapidement qu'elle n'a aucune expérience à ce rythme là, et comprendra pourquoi elle préfère prétendre avoir un petit-ami plutôt que de sortir réellement avec des étudiants de sixième ou septième année. Car les propositions se sont multipliées autour d'Alison ces dernières semaines, surgissant au coin d'un couloir, au fond d'un regard lubrique, derrière des portes de toilettes. Et la cadette Carter éconduit ces "prétendants" qui ne sont pas ceux attendus.

 

Et voici pourquoi elle ne sait plus ce qu'elle veut, Sasha.

 

— Pas mal. À leurs odeurs mélangées aux fleurs et au thé, s'ajoute celle d'une respiration chaude, venue tout droit du désir naissant d'Alison pour son voisin de botanique. Un instant, elle hésite à l'embrasser et dévore ses lèvres, des yeux seulement. Mais une bourrasque fait claquer le métal des lucarnes de la serre et réveille alors la jeune femme. Elle ferme enfin la bouche, décidée à s'extirper dignement d'ici.

 

Ses mains heurtent les phalanges rugueuses de Sasha, trouvent une place juste à côté, et Alison glisse entre le plan de travail et le Gryffondor, pressant si ardemment leurs corps l'un contre l'autre qu'elle devine un morceau d'anatomie de Sasha qui couvre ses joues de deux plaques rouges. Pas mal, pas mal, répète-t-elle, gênée, avant de s'éloigner un peu pour boire une gorgée de thé dans la mauvaise tasse. 

 

T'es ridicule, ma pauvre fille, se flagelle-t-elle intérieurement en réalité. 

Pas mieux que Freya avec Elliot, finalement.

 

 — Ah, j'ai trouvé encore un truc que t'aimes bien. Alison inspire et affronte Sasha. Anya Nikitovna. Il paraît qu'tu la réclames devant la salle commune et qu'vous vous voyez aux cachots. Mh ? 


Sasha Shevchen , Serre de préparation, le 15/10/2124

Il avait bien entendu le balbutiement d'Alison. Elle était gênée et il en profita pour la regarder d'autant plus - comme s'il avait voulu pousser à bout cet embarrassement qu'il faisait naître en elle très visiblement - un peu en miroir de ce qu'elle produisait chez lui en cet instant. Elle voulait jouer ? Il pouvait jouer.

Ainsi donc, Mademoiselle voulait avoir tout l'air d'une fille qui se faisait sauter tous les soirs, mais elle devenait toute hésitante à l'approche d'un garçon comme lui. Il avait du mal à décider si c'était toute la gente masculine qui lui faisait cet effet, ou bien lui personnellement.

 

Sasha la regarda néanmoins s'éloigner sans insister, restant une main appuyée sur l'établi avec une frustration qu'il ressentait de ses mâchoires serrées à son pantalon encombré, mais il ne regretta pas un instant son geste : maintenant Alison savait. S'il trouvait qu'elle se faisait trop remarquer, il pouvait donc tout à fait entrer dans son jeu et elle se rétractait presque instantanément. Ca commençait à être trop compliqué pour lui.

 

Il tâcha d'inspirer et d'expirer lentement. Il avait soudain tant de mal à se concentrer. Alison avait resserré la cravate, enfermant son col près de sa peau suintante. Elle avait aussi frôlé son pantalon, et il était presque sûr qu'elle avait senti la protubérance qu'il ne maîtrisait guère. Il s'en sentait à demi-honteux. Pour l'autre moitié, il ne savait pas ce que c'était : une espèce d'espoir, de revendication, peut-être, qu'elle avait décidé de laisser lettre morte.

 

Pourtant, malgré la chaleur ambiante, les derniers mots d'Alison lui firent l'effet d'une douche glacée.

 

- Quoi ?

 

Il fronça les sourcils et son visage se peignit d'une grimace désabusée.

 

- J'aime pas Anya Nikitovna ! rétorqua-t-il d'une voix qu'il aurait voulu plus nonchalante, moins alarmée, mais c'était trop tard.

 

Certes, il avait passé des moments étranges auprès d'elle. Elle était russe, mais elle avait une attitude mature, qui la montrait sous un jour profondément féminin à ses yeux et qu'il ne s'expliquait pas. Elle avait beau représenter tout ce qu'elle détestait, il avait le souvenir de ses poils qui s'étaient dressés sur ses bras quand elle l'avait frôlé en ouvrant les pages de son dossier remplis de journaux. Il voulait pourtant s'appliquer à la détester, maintenant plus que jamais ; mais quand il pensait à elle, c'était son regard profond et sévère, devant lequel il se sentait minuscule, et ses courbes suggestives qu'elle arborait sans même y penser qui s'imposaient à son esprit. Il se morigéna intérieurement : c'était comme si son corps le trahissait avec ces sensations de désir pour une femme du camp adverse.

 

- J'l'ai manipulée, il décréta sur un ton vindicatif. J'lui ai fait croire que j'étais russe et j'l'ai faite sortir tous les matins pour qu'elle m'apporte ses petites coupures de journal. Ses journaux russes dans lesquels il y a les nouvelles du front, et j'ai même vu les membres de sa famille sur ses petites photos idiotes, des gens laids qui sont morts à la guerre et c'est bien fait pour eux !

 

Il avait persiflé plus qu'il avait parlé, comme si de la bile avait envahi sa bouche, et il s'en voulait de vomir ces paroles-là subitement, dont il savait très bien qu'elles n'étaient pas tout à fait raisonnable. Surtout, il savait parfaitement qu'Alison ne pouvait pas comprendre. Mais il ne pouvait pas s'en empêcher. C'était comme si ces mots avaient tourné en pensée comme en vase clos dans sa tête depuis des jours, et qu'enfin quelqu'un avait ouvert une valve : désormais, ils s'échappaient comme une fuite irréparable.

 

- Et j'l'ai pas baisée, si c'est que tu t'demandes. Si j'l'avais fait ça aurait été pour me soulager comme un chien.

 

Dans sa main s'écrasa subitement une motte de terre et de plastique et il baissa les yeux : sans s'en rendre compte, il avait saisi un pot dans lequel une plante naissante peinait à sortir du terreau noir. Le pot avait été littéralement broyé par sa poigne furieuse, et fâché, Sasha s'en débarrassa d'un geste rageur sur l'établi. Il renfonça ses mains dans ses poches et s'éloigna de quelques pas.

 

La serre n'était pas très grande ; mais suffisamment pour qu'on pût y arranger plusieurs établis les uns à la suite des autres, pour pouvoir travailler à la chaîne, avec de grandes surfaces. La plupart des plantes matures étaient proprement organisées le long des parois de verre, là où elles bénéficieraient d'un maximum de lumière. Sasha circula, laissant le lierre lui caresser parfois les épaules tandis que ses yeux ne voyaient rien des gros bourgeons qui menaçaient d'éclore, odieusement indifférents à ses tracas.

 

Ce n'était pas bien, ce qu'il avait dit. Puis Alison n'avait rien à voir là-dedans. Oui mais c'était elle qui amenait une russe dans la conversation.

Des voix dans la tête de Sasha se disputaient. L'une d'entre elles faisait sournoisement la liste des choses obscènes qu'il pouvait faire à Anya pour la punir s'il la trouvait isolée. Mais c'était son érection qui le faisait penser comme ça. Il le savait bien. Il revint sur ses pas, bougons. Alison était toujours là, avec ses jambes nues, ses bras nus. Il fallait qu'il pensât à autre chose. Pourquoi était-il venu ici, déjà ?

 

- Tu sais mieux c'que tu veux pour le deal, maintenant ? il gronda. Si tu veux qu'je parle à un mec en particulier pour lui dire que t'es un bon coup, je peux.

 

Oui, Alison Carter. Qui est le type pour qui tu fais tout ça ?

Car si elle ne voulait pas aller plus loin avec lui, c'était qu'il y en avait un autre. Non ?

Dis-nous qui.


Alison Carter , Serre de préparation, le 15/10/2124

Une nouvelle goutte salée roule entre ses seins, dévale son ventre et s'arrête à son nombril qu'elle essuie d'un geste rapide, en replaçant correctement le bas de sa chemise dans sa jupe. Alison bouillonne de plusieurs sentiments contradictoires dont l'emballement, la méfiance, et cette amertume dessinant deux sillons disgracieux autour de sa bouche lorsque Sasha s'insurge contre Anya Nikitovna. 

 

Choquée d'entendre l'Ukrainien divulguer froidement sa trahison en évoquant les dégâts sur des familles victimes de guerre avec si peu d'humanité, elle prend conscience du gouffre qui séparent leurs vies et leurs façon de penser.

 

Alison se sent soudain idiote, plantée là, moite comme un œuf de salamandre, à s'être imaginée qu'elle pouvait pactiser en toute maîtrise, car c'était juste un pauvre réfugié, perdu au milieu des convenances anglaises. Son portrait de Sasha miséreux et docile se brise un peu plus encore que quand elle a découvert sa compétence pour l'animagie.

 

Ce gars qui se soulage dans des filles la répugne quelques secondes. Immobile, la sorcière fixe le Gryffondor en silence, même alors qu'il écrase une jeune pousse de fougerine destinée aux cours de potion. Son coeur l'alarme, entraîné par le frémissement dangereux des bourgeons d'orchidées explosives et les sursauts du gramophone sensible. Qui es-tu Sasha Shevchen, s'interroge-t-elle en le regardant faire un tour nerveux le long des établis. Car oui, les gens appartiennent à des "types" selon les magazines d'Alison, et s'il n'est pas un miséreux-docile, s'il n'est pas un numéro 5, s'il a menti sur son signe astrologique, comment va-t-elle savoir prendre une décision ?

 

Elle s'essuie le front et l'espace sous ses yeux quand le sixième année approche, soucieuse d'avoir l'air moins déboussolée qu'elle ne l'est réellement. Sa bouche se gonfle en une moue songeuse, ses yeux marron dans ceux de Sasha. Nan j'sais pas mieux, rétorque simplement l'adolescente avant qu'un bruit n'attire son attention au centre de la serre où les plantes absorbent chaque molécule de colère rejetée par le jeune homme.

 

— Calme-toi, déjà, ajoute-t-elle, une main sur l'épaule de Sasha. Tu vas gâcher les fleurs, même si t'en as sûrement rien à foutre. Ses prunelles sondent le regard du plus vieux, du "manipulateur", et "menteur", qu'elle ne pensait pas qu'il était. D'un rire aigre, Alison recule et scrute les bourgeons baignés de lumière douce. Ma sœur s'ra trop contente de savoir c'que j'ai appris sur toi en essayant de suivre ses conseils et te connaître. Bah putain. 

 

La vérité, c'est qu'elle ne s'attendait pas à ce qu'il joue, lui aussi.

Elle ne l'avait pas mis dans cette catégorie.

 

— T'as pas intérêt d'lui raconter des conneries à elle, j'te préviens, menace la cadette Carter en continuant d'observer les pétales dont certains qu'elle caresse pour les apaiser. Inutile d'interdire à Charlie de voir Sasha, elle refuse les ordres d'Alison ; elle trouvera le moyen d'y retourner si l'envie lui prend.

 

L'étudiante se penche contre la table comme si une tension n'avait jamais existé entre eux quelques secondes auparavant. Elle appuie son coude sur un espace libre, pose son menton au creux de sa main, et aide une fleur à s'ouvrir en accompagnant délicatement son éclosion. Le deal fonctionne pas, les autres y croient pas. Tu m'l'as dit toi-même. Boudeuse, indécise, elle se renferme lentement sur elle, à mesure que la plante se déploie. 


Sasha Shevchen , Serre de préparation, le 15/10/2124

Sasha expira un soupir, ses épaules semblèrent s'affasser. Elle savait pas mieux. C'était sûr qu'il venait de tout gâcher, en même temps. A peine s'était-il mis en colère qu'il le regrettait aussitôt. Le regard sombre, il se tourna vers l'établi. Ses doigts jouèrent pensivement avec une bille d'engrais. Il la faisait rouler sous son index. Dans un sens, dans l'autre, en l'observant sans la voir, la mine déconfite.

Il n'avait pas eu un coup d'oeil pour les fleurs et il haussa les épaules. Clairement, les orchidées étaient le cadet de ses soucis. Alison les aimait et il aurait pu en prendre soin juste pour cette raison-là, mais à quoi servait d'être loyal à Alison si elle décidait de rompre le deal ? Il lui jeta un regard vexé.

 

- J'raconterai jamais un truc pareil à Charlie, rétorqua-t-il sombrement, sur la défensive. En même temps moi j'l'aurais jamais giflée non plus.

 

Il avait parlé tout bas, comme à lui-même, incertain qu'elle eût pu ou non entendre ce dernier commentaire.

 

Se raccrocher à l'image de la petite fille aux cheveux sauvages l'apaisait au moins un peu. S'il n'avait aucune idée de ce qui se tramait chez les Carter, il sentait que la tension entre les deux soeurs ne datait clairement pas de la sortie de Charlie dans la Forêt Interdite. Ce qui voulait dire qu'elles avaient leurs propres histoires, desquelles il restait étranger. Comme une peluche neutre, témoin privilégié sur une étagère des disputes familiales. Paradoxalement, cette faille qu'il percevait était comme une preuve que, tout sauvage qu'il était, Alison ne pouvait pas l'empêcher de voir Charlie à l'occasion : parce que parfaite, elle ne l'était pas. Alors comment aurait-elle pu interdire cela au prétexte que lui ne correspondait pas à l'idéal qu'elle se faisait d'une fréquentation pour elle ou pour Charlie ?

Sasha étira ses lèvres en une moue lasse, abandonna la bille sur le plan de travail en la faisant rouler une dernière fois, un peu plus loin. La bille percuta un pot encore intact avant de s'immobiliser, et le garçon releva les yeux.

 

- Si je m'assure qu'ils y croient, sans que t'aies rien à faire. Ca fonctionne ou ça fonctionne pas ?

 

Ses yeux étaient redevenus neutres. Malgré la chaleur qui gardait ses joues rouges et la lisière de ses cheveux vaguement suintante, la colère ne semblait plus l'animer. Ses jambes lui semblaient engourdies, et il demeurait dans son corps un vague écho de la convoitise que lui avait inspiré la proximité du corps féminin d'Alison.

 

Ce serait probablement sa dernière proposition. Il n'avait plus d'autres cartes en main. N'avait-il pas déjà assez supplié ?

 

- Si tu veux tu peux réfléchir. Je peux m'en aller, si tu préfères ça, et tu me dis plus tard.

 

Il ne savait, lui, où il irait. Peut-être se perdre aléatoirement vers le fond du parc, puis la forêt. Guetter les crapaux un à un au bord du ruisseau, en espérant que l'un d'entre eux lui rappelât quelque chose. Alors il pourrait aller voir Charlie pour lui montrer sa trouvaille.

 

Histoire de rencontrer quelqu'un qui serait content de le voir, pour une fois.

 

Comme elle tardait à répondre, il prit de lui-même la direction de la sortie. Mais une fois la poignée sur la porte, il jeta un coup d'oeil en arrière.

 

- J'fais pas ça aux filles. J'ai dit ça comme ça.

 

Une vague de fraîcheur s'engouffra dans la serre lorsqu'il ouvrit la porte.