Registre des habitations [Londres] 103 A Alderney Street [En Cours] Un piston pour fiston [ft. Alaric Bloodworth]
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Alaric Bloodworth , Appartement d'Alaric Bloodworth, Central London, le 14/07/2124

Des pâtes fantômes. Est-ce qu'un jour Leo comprendra qu'il ne s'agissait là que de simples pâtes, auxquelles Alaric ajoutait un sortilège de désillusion afin qu'elles paraissent disparaître selon l'angle de vue ? L'homme n'avait jamais eu le coeur de lui expliquer, et il n'en avait toujours pas l'intention. Aussi se contenta-t-il d'acquiescer d'un simple signe de tête lorsque Leo proposa d'inviter Summer à manger également. Après tout, un repas de famille n'avait jamais fait de mal à personne, n'est-ce pas ? D'autant plus lorsque ladite famille était si réduite. 

 

Une fois en cuisine, Alaric se contenta de donner quelques consignes claires entre deux monologues de Leo qui savait meubler le silence comme personne. Habitué, son père ne prenait que peu la peine de réellement l'écouter, se contentant d'acquiescer de quelques "mmh mmh" afin que l'autre se sentît écouté, tandis qu'il se concentrait davantage sur le repas à préparer. Et tandis que Leo tournait en rond et brassait plus d'air que n'importe quel ventilateur, Alaric, lui, avait déjà bien avancé. Mais il stoppa net tout mouvement dès lors qu'il entendit parler du copain de Summer.

 

Summer n'avait pas de copain. Du moins ne lui en avait-elle jamais parlé. Lui aurait-elle réellement caché une chose pareille ? Les paupières plissées, il observa Leo dont le comportement hurlait à la bourde, et venait confirmer que ses enfants lui cachaient bel et bien quelque chose. Les pâtes fantômes n'étaient alors plus qu'un lointain souvenir : il fallait qu'Alaric sache.

 

- Comment ça, son copain ? Depuis quand elle a un copain ? Il s'appelle comment ? Il a quel âge ? Il fait quoi dans la vie ? Tu l'as déjà rencontré ? Leo, je suis sérieux, c'est le moment de parler, ajouta-t-il en agitant sa cuillère en bois d'un air sévère.

 

Par la barbe de Merlin, il n'était pas prêt à voir sa petite fille en couple pour de bon. Et si c'était sérieux ? Et si elle comptait se marier ? Et si elle était tombée enceinte ? Non, vraiment, tout cela n'avait rien de rassurant. 


Leo Bloodworth , Appartement d'Alaric Bloodworth, Central London, le 14/07/2124

Les épaules se tendent, le corps s'affaisse, les oreilles se rabattraient vers l'oreille s'il avait été un chat, probablement. Leo a les lèvres verrouillées, et le cœur qui s'affole un peu car Summer lui avait fait promettre de ne rien dire à Papa. Le secret éventé dans l'air a rebondi sur tous les murs, s'est divisé en myriades de questions qui semblent lui revenir en plein visage. Retourné brutalement armé, d'un pot de crème conséquent et d'une salière fêlée, Leo prend l'initiative d'ignorer l'intégralité des questions en question. La surdité ça peut arriver à n'importe âge pas vrai ? Quand il avait travaillé chez Iron Feasts, y avait un type encore plus jeune que lui qu'entend jamais rien d'son oreille gauche. Carrément.

 

- En vrai t'as même pas b'soin d'me dire. J'connais par cœur. T'sais j'en fait d'la cuisine à la maison. j'coupe les oignons comme personne elle dit M'dame Gillespies. Ou que personne coupait les oignons comme lui peut-être bien ? Il sait plus. C'est pas bien important. C'qu'est important par exemple c'est qu'il a appris qu'ça sert à rien d'dire eh mince à chaque fois qu'on attrape un oignon, qu'ça empêche pas du tout d'pleurer comme elle avait pu lui raconter Summer. Bon elle dit aussi que j'sais mieux les faire partir que rev'nir, mais tu sais M'dame Gillespies elle est difficile avec la nourriture. Même que c'est pour ça qu'c'est plus elle qui m'fait la cuisine que l'inverse, parce que bon, apparemment j'fais mieux l'commis qu'le chef. T'sais c'que c'est un commis ?

 

Faut voir la gueule que tire Papa. C'est le genre pas impressionné, voyez. Quand Papa il est pas impressionné, ça veut globalement dire qu'il faut un peu la fermer. Alors Leo referme sa bouche et la rouvre, et la referme, l'oignon à demi pelé entre les doigts.

 

- Mh.

 

Ok bon.

 

- Nan mais c'est pas son copain copain. Merde il sait pas mentir. Summer sait qu'il sait pas mentir. Papa sait qu'il sait pas mentir. Papa sait qu'Summer sait qu'il sait pas mentir. Papa expliquera bien à Summer que c'est pas sa faute comme il a fait si souvent pas vrai ? Summer allait l'tuer nan ? Fin c'est quelqu'un comme ça. Comme une copine, sauf que c'est un mec donc bah c'est un copain en fait t'vois. Il a chaud. Ses doigts passent dans le col de sa chemise, et il continue de peler soigneusement son oignon. T'sais quoi p't-être bien qu'elle t'en a pas parlé à cause d'la tête que tu fais là. Alors que vraiment c'est juste un gars comme ça quoi. Il est super sympa j'te jure.

Enfin probablement, Leo il en sait rien. Il a l'air en tous cas.

 

- J'l'ai vu qu'une ou deux fois hein. Summer elle en a des tas des copains alors j'les connaissais pas tous. Mais Victor il est toujours d'accord pour faire des parties d'cartes tu vois. Pis son père il était dans l'armée, lui aussi il est dans l'armée en fait, et il raconte plein d'histoires vraiment cool. Leo s'emmêle les pinceaux, et les oignons aussi - il vient de jeter les tubercules au lieu des peaux, et fouille désespérement la poubelle pour les récupérer. Fin s'tu pouvais éviter d'dire à Summer que j'ai parlé de Victor ce serait sympa quand même, parce qu'elle avait pas tellement envie qu'tu... Redressé, l'oignon en main, il désigne vaguement son père avec. T'vois quoi. S'te plait ?


Alaric Bloodworth , Appartement d'Alaric Bloodworth, Central London, le 14/07/2124

Tandis que Leo essayait désespérément de changer de sujet, Alaric le fixait, les bras croisés sur sa poitrine, le poing toujours fermement refermés autour de sa cuillère en bois, attendant patiemment que l'autre se rende compte de lui-même qu'aucune technique de diversion ne saurait le détourner de son objectif du moment. Par chance, cela prend moins de temps que ce qu'il ne pensait. Il fallait dire que Leo n'était pas toujours constant dans sa lenteur de compréhension, et aujourd'hui, il se trouvait dans sa lenteur rapide. 

 

Quoi que peut-être pas. Parce que même s'il revenait sur le sujet qui intéressait Alaric, il s'enfonçait dans un mensonge qui n'avait rien de crédible. Et il commençait à jouer sérieusement avec la patience très limitée de son père, qui commençait à présent à tapoter son bras de la cuillère en bois, signe qu'elle risquait de voler en direction de Leo à tout moment s'il ne se mettait pas à table - et il ne parlait pas de s'attabler devant les pâtes fantômes. 

 

Et malgré les divagations évidents de son fils qui refusait de tout balancer d'une trait, il put réunir quelques informations par-ci par-là. Victor, dans l'armée. Et le gars raconte des histoires. S'il racontait des histoires à sa fille, il allait vite le regretter, pour sûr. Alaric plissa légèrement les yeux en observant Leo, et prit quelques secondes avant de lui répondre, d'une voix lente.

 

- Si tu veux que je garde le secret tu me dis tout ce que tu sais. Armée moldue ou sorcière ? Quel genre d'histoires il raconte ? Tu crois que c'est un mythomane ? T'as son nom de famille ? Me mens pas, Leo, je sais quand tu mens, tu sais que je sais ! Et j'fais aucune tête, ok ? J'm'inquiète pour ma fille, comme n'importe quel père digne de ce nom !

 

Ou peut-être comme n'importe quel père carrément trop protecteur. N'empêche qu'il ferait pareil pour Leo. Parce qu'il est bien trop vulnérable pour être laissé à la portée de n'importe qui, bien qu'il doute fort que quiconque puisse supporter son fils suffisamment longtemps pour se mettre en couple avec. 

 

- Raaaah pis laisse ces oignons dans la poubelles, tu vas pas les remettre dans la poêle ! Touche à rien, je gère le repas !

 

 


Leo Bloodworth , Appartement d'Alaric Bloodworth, Central London, le 14/07/2124

- De q... quoi ? 

 

Leo cligne des yeux, pas bien certain d'avoir enregistré l'intégralité des questions posés par son père. C'est que y en a eu beaucoup. En plus qu'il gueule. Leo aime pas bien quand il gueule. Alors dans l'doute, il lâche l'oignon. Ça c'est dans ses cordes voyez. Pas qu'il comprenne vraiment ce que ça veut dire que d'être dans des cordes. C'est pas comme on pouvait rentrer dans une corde. Quoi que y a des gens qu'ont essayés, et ils ont eu des problèmes.

 

- J'touche à rien.

 

Même qu'il laisse tomber l'couteau, aussi. Pas dans la poubelle lui hein, juste sur le plan de travail. Même qu'il le laisse pas tomber d'ailleurs, il le pose délicatement. Un couteau ça se pose délicatement Leo, on lui répète souvent. Depuis l'accident du pied ça. Les bras en l'air, il regarde son père avec des yeux ronds, comme s'il était en état d'arrestation un peu.

 

- C'est Victor heu... Pellman. Spellman. J'crois. Un truc en man. Mais pas comme les mites là. C'est quoi d'abord ça. Mitoman ? Il a baissé les bras un peu, pour s'installer sur un tabouret, labourer du bout d'un ongle le comptoir. 

 

Franchement de visu comme ça, on croirait un genre de super-héros. Mais avec des mites. Alors vraiment il voit pas. Enfin de visu, s'entend. C'est plutôt à l'oreille. Leo est un gars qui fonctionne vachement à l'oreille. Des fois y a des sons qui sonnent tout pareils, tu les mets ensemble et paf tout fait sens. Pis d'autre fois comme là, bah ça en fait pas. Alors il cligne des yeux bêtements plusieurs fois avant d'accélérer, la cadence, parce que Papa a décidé d'faire la gueule d'un coup alors que jusqu'ici tout allait bien en fait. Merde.

 

- Il a fait l'armée moldue quoi. Les bérets verts, il a dit. Il sait pas c'est quoi. C'est comme un do. Maman lui a montré c'est quoi un do, sur un piano. Ce qui n'explique pas les bérets verts. Mais bref. Il raconte des histoires de l'armée quoi. Fin tu vois. Faut espérer, parce que Leo il voit pas vraiment, à part à travers les histoires de Victor. Quand ils dorment dehors et tout, pis quand on les a envoyé à des endroits pour s'battre et tout. Scriiiitch. L'ongle attrape un morceau de bois qui se retire du meuble, et Leo plaque une main dessus. J'te jure c'est un type cool ok ? L'emmerde pas. Elle va m'tuer si elle sait j't'en ai parlé p'pa !


Alaric Bloodworth , Appartement d'Alaric Bloodworth, Central London, le 14/07/2124

Il arrive quelques fois à Alaric d'oublier que le cerveau de Leo ne fonctionnait pas exactement comme celui de n'importe qui d'autre. Savoir et admettre que son fils est un idiot notoire, il a fini par s'y faire. Mais la façon qu'il avait de toujours décomposer les mots et les expressions qu'il ne connaissait pas pour y déceler un sens qu'il était le seul à y voir, il n'avait jamais pu s'y habituer. Aussi le rapport entre un mythomane et des mites le fit soupirer avec lassitude, sans qu'il ne prit la peine d'expliquer quoi que ce soit. A quoi bon, après tout.

 

Il préféra prendre sur lui. Continuer de préparer le repas, histoire d'essayer de mettre son esprit à autre chose qu'à sa petite fille dans les bras d'un militaire moldu. Quelle galère. Il agita la cuillère en bois après avoir remué la crème, comme s'il s'agissait là d'une baguette magique capable de maudire le fameux Victor Spellman.

 

- Un militaire, manquait plus que ça. On peut pas leur faire confiance. Sont toujours barrés à droite à gauche. Qu'il essaie un peu de faire cocu ma fille celui-là, et il entendra parler du pays, qu'il marmonna dans sa barbe avant d'aller égoutter les pâtes dans des gestes sûrement un peu trop brutaux.

 

D'ailleurs, il manqua de se cramer avec l'eau bouillante. Lâcha le tout dans l'évier en un fracas assourdissant, visant cependant étrangement bien la passoire pour y laisser les pâtes qui débordaient légèrement de chaque côté. Il s'essuya les mains sur son pantalon, l'air toujours aussi avenant, tandis que son regard croisait de nouveau celui de son fils.

 

- Quoi ? J'ai pour habitude de vous emmerder ? Elle a répondu si elle venait au moins ? demanda-t-il en ronchonnant toujours autant, mais à un niveau sonore un peu plus réduit, prouvant qu'il allait sans aucun doute finir par redescendre dès qu'il aurait digéré la nouvelle.

 

Et, ayant suffisamment donné de sa personne pour ce repas, il fit en sorte de verser de nouveau les pâtes dans la casserole à l'aide de sa manumagie, avant d'y ajouter la sauce et de poser le couvercle sur le tout.

 

- Qu'elle invite pas sa mite, j'suis pas prêt à l'rencontrer.

 

 


Leo Bloodworth , Appartement d'Alaric Bloodworth, Central London, le 14/07/2124

Parler du pays, parler du pays, Leo est pas bien sûr que ça arrange quoi que ce soit que de raconter à Victor l'histoire de l'Angleterre s'il fait cocu Summer. Bon, il sait pas c'est quoi faire cocu, mais si Papa veut pas que Victor fasse cocu Summer, c'est que ça doit pas être un truc bien. Pourtant le mot est marrant. Si on l'répète plein de fois ça fait comme le tic tac d'une horloge. Cocucocucocucocucocu. D'ailleurs Leo est pratiquement sûr que ça s'écrit pareil que coucou, mais avec moins de lettres, et que du coup ça serait pas surprenant que ce soit depuis l'départ que les horloges elles disent aux heures piles - c'est comme les heures faces mais de l'autre côté.

 

Cocu.

 

Cocu.

 

Leo réalise à peu près avec trente secondes de retard qu'il s'est noyé dans son crâne avant de croiser le regard de son père, et d'au moins prétendre avoir écouté ce qu'il dit. Sauf que comme il a pas écouté, ça marche moins bien. Un peu comme un cul-de-jatte. Est-ce qu'on peut être co-cul-de-jatte ? Faut vraiment qu'il demande c'est quoi cocu. Il est sûr il a déjà entendu le mot. L'ancien patron du Tesco où il a appris à faire l'inventaire et tout nan ? Il avait parlé d'un truc comme ça. Ou alors c'était les collègues. Bref. La mite. Pourquoi Papa parle de mite ? Ah, oui, le Mitoman. Victor. Au moins Papa le voit comme un genre de super héros. Enfin il a pas répondu pour Mitoman, alors on va dire c'est un super-héros.

 

- Nan mais t'inquiète elle va pas l'emmener vu qu't'es pas sensé être au courant qu'elle a un p'tit-ami ! Il balance en levant les yeux au ciel comme si son père était particulièrement stupide. Il zieute son téléphone, redresse la tête. Tu lui dis pas j't'ai dit hein ? Il répète avec véhémence avant de viser de nouveau son téléphone et d'annoncer : Elle arrive d'ici une trentaine de minutes. J'ai dit tu faisais des pâtes fantômes et tout.

 

L'appareil est négligemment repoussé dans le fond de la poche, non sans avoir envoyé un émoji de spectre à Summer. Puis, très sérieusement, accoudé au comptoir, Leo demande :

- Papa, c'est quoi cocu ?

Pour la droite et la gauche il sait pas non plus, mais il demande pas. Faut pas trop demander à son père, sinon ça le fatigue, il l'a dit plein de fois. C'est sans doute pour ça qu'il a pas répondu pour le coup du Mitoman. Mais pour cocu Leo il tente le coup, parce que clairement c'est important si faut pas que Victor le fasse. Fin faudra que Leo surveille quoi. Que Victor il le fasse pas. Cocu. Qu'il se barre à droite ou à gauche apparemment il pourra rien faire vu que c'est un militaire. M'enfin en vrai y a pas que les militaires qui se barrent à droite ou à gauche. Tout le monde le fait. Même lui, et il est vraiment pas militaire. Il contrariera pas pour autant parce que c'est obligé il a pas compris. C'est souvent ça, qu'il a pas compris. Au moins il a compris qu'il fallait qu'il demande juste au furet à mesure. Enfin à Papa. Qu'a rien à voir avec un furet quoi, mais bon.

 

Un jour il comprendra cette expression là aussi peut-être bien.

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